Nous venions de décoller. Pour moi, c’était la première fois. J’avais vingt et un ans, et je prenais mes premières vacances de salarié. Une grande fierté pour moi. Pomme avait choisi le côté hublot. Je la regardais en souriant, tandis que nous montions dans les hauteurs, traversant les nuages bas.
— Regarde, c’est magnifique ! me lâcha-t-elle, un sourire jusqu’aux oreilles.
Je la trouvais encore plus belle lorsqu’elle était vraiment heureuse. Alors qu’elle continuait de regarder le ciel pour ne rien rater, je lui pris la main et m’installai pour dormir, bandeau sur les yeux. Le temps était calme. Nous avions quatre heures de vol devant nous, et j’avais envie d’être en forme à l’atterrissage.
Le sommeil ne tarda pas à m’envelopper. J’étais bercé par les bruits réguliers des moteurs et les conversations chuchotées autour de nous. La première classe avait son charme.
Le contact de doigts glacés me réveilla. Pomme me serrait l’avant-bras douloureusement.
— Mais qu’est-ce-qui t’arrive ? demandai-je après avoir arraché le bandeau de mon visage.
— Regarde, me dit-elle d’un ton impérieux.
Derrière le hublot, des masses grises de nuages s’agglutinaient d’une façon étrange, comme des créatures aériennes, se déformant, s’arrachant les unes des autres pour se regrouper ensuite. Il me sembla que nous les traversions. Au loin, des éclairs, qui s’approchèrent rapidement, comme cherchant à nous atteindre. Les grondements naquirent de ce paysage infernal.
— Ca sent les turbulences, dis-je, tentant le calme dans ma voix, alors que je n’avais jamais pris l’avion.
Les hôtesses, discrètes et souriantes jusqu’ici, commencèrent à donner des ordres, avant d’aller s’attacher.
Le pilote annonça quelque chose que je n’entendis pas. Mes oreilles bourdonnaient de trouille, et le teint de Pomme avait viré au gris… Ou alors c’était la lumière blafarde et apocalyptique des nuages qui donnait cette impression.
Rapidement, les masses grises passèrent au noir électrique, sans cesse parcourues d’éclairs aveuglants, et l’avion fut secoué à partir de là. Des sons d’alerte firent bondir mon cœur, et je réalisai que les cheveux de tous les passagers se dressaient littéralement sur leur tête. Pomme pleurait, suppliant de se recroqueviller dans mes bras, mais je n’étais plus qu’un mannequin de cire. Les turbulences se répercutaient en moi, cependant j’étais incapable de bouger quoi que ce soit. Les grondements des cieux nous menaçaient sans cesse, comme une voix n’ayant pas besoin de pause pour respirer.
Un hublot fut explosé par un éclair blanc, et vint frapper un grand homme non loin de moi. Du coin de l’œil, je vis son corps parcouru de spasmes se noircir sous les cris d’horreur de mes voisins. L’électricité, l’ozone avaient envahi l’avion, et les ténèbres célestes suivirent. L’homme dégagea une odeur de viande brûlée, et je fus pris d’un haut-le-cœur.
Les ongles de Pomme plongés dans ma chair, nos corps soufflés par la vitesse, retenus par la ceinture, nos yeux aveugles. J’avais la sensation que nous perdions beaucoup d’altitude. J’allais mourir, et n’avais rien connu de la vie.
Vibrations, secousses à démettre épaules, vertèbres. Un choc sur mon front, un liquide chaud qui s’écoulait. La main de Pomme n’était soudainement plus enfoncée dans mes chairs. Chaleur, odeur de cramé, hurlements de panique, de douleur, bruits de corps se baladant entre les hublots, les fauteuils, cognant les passagers. Un coup de talon dans mon nez. Eclair de douleur dans ma tête. Je ne voyais toujours rien. Ma poitrine me semblait en feu, mon crâne, électrisé.
Les secousses s’intensifièrent mais nous perdions de la vitesse. Bruits d’arbres qu’on déracine, grincements, craquements sinistres, coup de tonnerre assourdissant. Mes oreilles se mirent aussitôt à siffler.
Puis ce fut le silence. Et dehors, un noir d’encre. Opaque, menaçant. L’avion avait perdu quelques morceaux. Mes yeux s’habituèrent à l’obscurité, et je commençai à y voir. Pomme, près de moi, avait perdu connaissance, comme beaucoup de passagers. Je me détachai pour aller voir les pilotes. Lorsque la porte du cockpit s’ouvrit, cabossée qu’elle était, je fus saisi par une vision d’horreur. Le copilote avait la tête écrasée par le bout d’un tronc d’arbre, qui avait traversé le verre pour venir le tuer, étalant ses racines dans les appareillages. Net, précis, dégoûtant. Le pilote, quant à lui, était éveillé, mais sous le choc. Une odeur d’urine montait de son siège, et je décidai de le laisser se remettre. Moi-même, j’étais abasourdi, les oreilles sifflant toujours douloureusement.
Après avoir repris mes esprits, je détachai Pomme et la sortis tant bien que mal de là. Quelques flammes illuminaient le paysage dehors. Les passagers les moins atteints sortirent eux aussi. Une forêt près d’une rivière calme.
Nous échangeâmes tous des regards de stupeur. L’avion n’était plus celui qui nous avait emmenés. Il était plus vieux que cela. Et nos vêtements ne correspondaient en rien à ce que nous avions décidé de porter avant de partir. Pomme avait un brushing décoiffé et une robe froissée tout droit sortie des années soixante.
Nous fîmes silence, et les nuages se dissipèrent. Il faisait chaud, et nous étions en 1961, avant l’assassinat de Kennedy. Comment le savais-je ? Je le savais, c’est tout… Comme nous tous ici.
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